mercredi 21 novembre 2012

Photographie : Moï Wer, "Ci-Contre", un chef d'oeuvre !


L'histoire du photographe d'origine lituanienne Moses Vorobeichic, dit Moï Wer, qui se fit appeler ensuite, après son installation en Israël, Moshé Raviv, est complexe, et encore peu connue.



La  Fondation Henri Cartier-Bresson  (HCB) présente fort heureusement, et pour la première fois à Paris (Du 12 septembre au 23 décembre 2012),  un ensemble important de tirages d'époque passionnants. 
Et c'est un évènement!

Ci-Contre

Moï Wer est un artiste brillant, à la croisée de la Nouvelle Vision ( Voir ici ) et des recherches cinématographiques les plus avancées de l'époque.

Ci-Contre

Né en 1904 près de Vilnius, il étudie tout d'abord la peinture avant de se rendre à Dessau afin d'y suivre les enseignements du Bauhaus ( Voir ici en 1927/1928.
Il suit les cours de Klee et de Kandinsky et découvre les travaux de Moholy-Nagy (Voir ici ).
Il s'intéresse aux films d' Eisenstein.

Ci-Contre

Devenu photographe indépendant, il retourne à Vilnius en 1929 pour y photographier le Ghetto.

En 1931, Moï Wer se consacre à la réalisation de l'ouvrage "Ci-Contre", où il présente ses montages et superpositions, très cinématographiques, d'une extrême modernité, en 110 tirages en vis-à-vis absolument étonnants, qui constituent un véritable chef d'oeuvre.

Ci-Contre
Sont également offertes à l'admiration des amateurs 51 épreuves retrouvées récemment, datant d'un voyage effectué en 1937, et qui constituent un témoignage unique et précieux sur la vie des communautés juives dans des fermes collectives de Pologne.

Moï Wer, devenu Moshé Raviv - part pour la Palestine en 1934.
Il arrêtera quelques années plus tard définitivement la photographie.
Il résidera en Israël jusqu'à sa mort en 1995.

Cette exposition m'a enthousiasmé, comme c'est très souvent le cas pour moi, à la Fondation HCB!

Voir ici une video commentant l'oeuvre de Moï Wer.

mardi 20 novembre 2012

Photographie : Paul Graham, entre désœuvrement et frénésie


En ce moment se tient - et encore jusqu'au 9 décembre - dans la salle du BAL, à Paris (6, Impasse de la Défense XVIII° arrt, près de la place de Clichy) une exposition photographique intéressante à divers titres.

Je suis sorti étrangement "dérangé" de cette exposition, comme très souvent lorsque je sors des salles du BAL.

Il s'agit, à l'occasion de la clôture d' "Une saison britannique", de présenter le travail de Paul Graham (né en 1956), figure majeure de la scène photographique contemporaine, quelques mois après deux rétrospectives importantes à Londres et à Essen.

Paul Graham lors de l'inauguration de l'exposition de ses oeuvres
au Deichtorhallen Museum de Hamburg en 2010

Nous sommes sans aucun doute dans une période où les impératifs technico-économiques dominent et où les idéaux et les destins personnels sont ébranlés par le doute et les risques de repli sur soi.

Dans ce contexte, Paul Graham nous offre, lors de cette belle - et dure - exposition, deux visions de deux communautés.

Une première vision d'une communauté éclatée, désoeuvrée, déstabilisée au plus profond ; celle de "Beyond Caring" (1984-1985). 
Il s'agit là d'un reportage, en quelque sorte, ou plutôt d'une enquête sociale, d'un "memento" de ce qui est vu, de ce qui se passe, tout comme l'avait fait Chris Killip (Voir ma note à ce sujet ici), ou Walker Evans (Voir ma note ici).

Beyond Caring

Un critique a dit, d'ailleurs, à propos de Walker Evans :
"La photographie, pour lui, n'était ni un document, ni de l'art, mais une sorte de roman, un moyen de créer de la littérature en image, les faits étant la matière première d'une fiction qui révélait les vérités."

Beyond Caring

Ceci peut s'appliquer tout à fait au travail effectué par Paul Graham autour du chômage sous l'ère tchatchérienne. 
La politique monétariste de l'époque crée un afflux massif de laissés pour compte - Paul Graham est l'un d'eux - qui dépendent des allocations pour vivre.

Beyond Caring

Pendant 2 ans, il arpente les antennes locales d'aide sociale (Social Security and Unemployment offices) où, n'étant pas autorisé à photographier, il déclenche sans viser, l'appareil posé par terre où à côté de lui...
Ses photos traduisent la dislocation du temps et de l'espace vécue par les usagers, ainsi que la solitude et l'enfermement...

L'autre vision, celle affairée,  aléatoire et presque poétique de "The Present" (2011).
Ce travail est le dernier volet d'une trilogie américaine : "American night" (1998-2002) et "A shimmer of possibility" (2004-2006).

The Present

Il s'agit là d'un hommage à la photographie de rue.
"The Present" témoigne de la frénésie de la rue new-yorkaise, son flux hétéroclite et cacophonique de personnages, d'enseignes, de signes, de gestes.

The Present

Dans ce défilement ininterrompu, Paul Graham prélève deux temps, deux images que sépare un très court instant : une scène, et son double s'offrent ainsi au spectateur en une sorte de dyptique étonnant.
Qu'est-ce qui se joue "entre" ces deux images, quel est ce "présent" qui entre en scène?

The Present

Paul Graham capture l'extraordinaire de l'ordinaire en un hommage surprenant à New York, sa ville d'adoption depuis 2002.

"Une photo qui a pour but de capturer l'essence d'un moment, d'un personnage ou d'une situation souvent échoue alors qu'une photo qui ne se veut rien de plus qu'un memento peut étrangement y parvenir.
Faire ce constat avec lucidité et sans préjugé permet d'aller plus loin puisque rien ne s'établit de soi-même par la technique, les principes photographiques ou même la sincérité de l'intention du photographe." Paul Graham

jeudi 15 novembre 2012

A propos de l'écriture glagolitique en Croatie


L' alphabet glagolitique est le plus ancien alphabet slave : il date du IX° siècle.
Il tire son nom du vieux mot slave "glagoljati" qui signifie "verbaliser".

Inventé sur la base de l'alphabet grec, il a été utilisé dans le Royaume de Grande Moravie par les saints missionnaires byzantins Cyrille et Méthode pour rendre accessibles les Saintes Écritures aux slaves dans le cadre de leur programme d'évangélisation.
Il fut également utilisé lors de l'évangélisation des Balkans.

Cyrille et Méthode

Cet alphabet glagolitique a donc été couramment utilisé au Moyen-Âge en Croatie, en Bulgarie, au Monténégro, en Bohême. Il a été le précurseur de l'alphabet cyrillique, qui l'a supplanté.


Mon intérêt pour cet alphabet s'est accru fortement lors de mon séjour en Istrie/Croatie de cet été.

Je ne connaissais auparavant ce nom que par la magnifique  "Messe glagolitique" de Leos Janacek.
(Voir ma note ici ).

Des stèles datant du XI° siècle, de nombreux missels et des incunables prouvent l'utilisation de cette écriture glagolitique dans la liturgie en Croatie jusqu'au XVIII° siècle.


Inscriptions en glagolitique sur des stèles
vues à Brijuni (Croatie-Istrie)
Stèle de Baska (XI° s) où apparaît pour la 1° fois
la mention de la nation Croate (Hrvatski)

Le "vieux-slave" est la plus ancienne langue slave attestée, mais qui n'est pas l'ancêtre des langues slaves (cet ancêtre est le proto-slave). Cette ancienne langue slave méridionale s'écrivait en glagolitique .
Ce "vieux-slave" a été adopté comme langue liturgique par l'Eglise orthodoxe dans plusieurs pays de langue slave. On parle alors plutôt de "slavon d'église".

En utilisant le glagolitique, la Croatie catholique était le seul pays qui avait été autorisé par la papauté à utiliser une autre langue que le latin pour la liturgie.

Voir ici pour les détails et variantes, ronde ou carrée, de cette écriture : à l'origine, l'écriture était arrondie, puis est devenue de plus en plus anguleuse au cours des siècles.

Évangéliaire de Reims du XI° siècle
écrit en partie en glagolitique

L'un des plus anciens documents en vieux-slave est l’ Évangéliaire de Reims de Saint Procope (XI° siècle), dit "Texte du Sacre", écrit en partie en glagolitique.
Il aurait été introduit en France par Anne de Kiev, épouse de Henri I° et qui fut donc Reine de France de 1051 à 1060.
Très curieusement, cet Évangéliaire aurait été utilisé lors du sacre des Rois de France, pour leur prestation de serment, mais rien n'est moins sur :  beaucoup disent qu'il s'agirait en fait d'une légende...allez savoir. En tout cas, voir ici

Par contre, une chose est sure, c'est que la liturgie a été célébrée en glagolitique, pendant 600 ou 700 ans, dans les merveilleuses petites églises et chapelles que nous avons pu admirer, telle celle de Hum, "la plus petite ville du monde" (13 habitants)!

L'Eglise de Hum
fondée en Croatie au XI°siècle

dimanche 11 novembre 2012

Au Met : une "Tempête" magnétique et émouvante


Un chef d'oeuvre moderne, que cette "Tempête" du compositeur et chef d'orchestre britannique Thomas Adès, sur un livret de Meredith Oaks, d'après "The Tempest" de Shakespeare!

Nous avons assisté avec un grand bonheur à la retransmission, au Kinépolis de Mulhouse, de cet opéra depuis le Met à New York ce samedi 10 novembre.
Thomas Adès dirigeait lui même son oeuvre, créée pour la première fois au Royal Opera House le 10 février 2004.

Thomas Adès

Voila donc un ouvrage lyrique à la fois résolument moderne et populaire, tout comme les opéras de Janacek!
J'ai été séduit par l'imagination de Thomas Adès, sa maîtrise d'écriture et son énergie magnétique dans la conduite de l'orchestre!

De plus, la mise en scène - un vrai plaisir pour les yeux! - était assurée par Robert Lepage, qui nous avait déjà offert un spectaculaire Ring de Wagner.
Robert Lepage a choisi en effet de reconstituer sur la scène du Met La Scala de Milan, le lieu le plus sophistiqué, au XVIII° siècle pour produire de l'illusion, avec sa machinerie baroque.

Car il n'est question, dans "La Tempête", que de machinerie, de machination et d'illusions.

Simon Keenlyside (Prospero)

Les machinations sont celles du magicien Prospero, interprété par le baryton Simon Keenlyside (qui réalise en ce moment une spectaculaire carrière internationale).
Son interprétation magistrale, torse nu et tatoué est émouvante : elle domine toute la représentation et lui donne sa coloration si particulière.
Tous les personnages se meuvent sans savoir qu'ils sont soumis à la volonté de Prospero, comme des marionnettes.
Prospero est bien à leur égard l'agent et l'incarnation de la Destinée.
On ne peut pas ne pas penser à la Destinée à l'oeuvre dans Macbeth et Hamlet, mais ici, il n'y a rien de tragique, ni de véritablement dramatique.

Audrey Luna (Ariel)

Dans l'interprétation d' Ariel, l'Esprit de l'air et des vents,  Audrey Luna nous offre un véritable exploit à la fois physique et vocal.
Ariel est habité par un désir passionné de libération : son essence inhumaine et ténue - et cependant espiègle - souffre visiblement d'en être réduite au rôle de soulever des tempêtes! Ariel est détaché de l'humain, comme une voix lointaine de la Nature...
Ariel recouvrira sa liberté.

Alan Oke, quant à lui, fait transparaître à merveille la nature animale - mais aussi purement affective -  de Caliban, qui  représente une lourde menace, toujours prête à se muer en force obscure.
Caliban restera seul sur l'île.

Alors, cette "Tempête" omniprésente?
C'est sans aucun doute l'écho d'une usurpation, le symbole des tempêtes intérieures qui agitent les protagonistes, et nous tous les humains.
C'est la manifestation des éléments en face desquels l'homme se sent perdu.

Mais la pièce de Shakespeare n'est pas une tragédie : c'est une comédie, car les intentions destructrices de Prospero n'ont pas abouti. 
Il ne s'agit là que d'un avertissement, d'un coup de semonce du Destin, d'un simulacre de châtiment...

Je suis personnellement touché par les pièces de Shakespeare et tout particulièrement par celle-ci, qui met en oeuvre devant nos yeux une épreuve.
Le temps de l'épreuve, c'est le temps de la perte, du deuil, de la dispersion.
Tous se croient morts et se pleurent!
Mais le passage de la mort n'apparaît que comme une métamorphose, préparant l'éclosion de nouvelles beautés, intérieures et mystérieuses...

L'oeuvre de Thomas Adès, la mise en scène de Robert Lepage, ainsi que les interprétations de Simon Keenlyside, Audrey Luna, Alan Oke, et de Isabel Leonard (Miranda) et Alek Shrader (Ferdinand) ont su recréer pour notre bonheur les aspects magiques et mystérieux de l'oeuvre de Shakespeare.

Ce fut une vraie belle soirée lyrique moderne, magnétique et émouvante!

Voir ici le "trailer" du Met.